Roland-Garros 1946, une Libération

C’était il y a 70 ans. Roland-Garros reprenait le fil d'une histoire interrompue par la guerre. Récit.

Marcel Bernard Yvon Petra finale double Roland-Garros 1946 contre Morea et Segura / Bernard and Petra, 1946 men's doubles final French Open (vs Morea and Segura).©L'Equipe/Pressesports
 - Guillaume Willecoq

Roland-Garros brisé, Roland-Garros martyrisé, mais Roland-Garros libéré. C’était il y a 70 ans - presque une génération. Les Internationaux de France reprenaient le fil de leur histoire après six années d’interruption dues à la Seconde guerre mondiale, faisant de ce premier tournoi de l’après-guerre un moment à part, tout en communion entre les joueurs et le public. Comme une renaissance, la légèreté après l’horreur. Récit d’un intense instant de joie de vivre.

"Les Français et les Françaises reprirent le chemin du stade Roland-Garros. Privés de spectacles sportifs pendant les années de guerre, ils voulaient se rattraper. Ils vinrent d’autant plus nombreux que, par suite des restrictions d’essence, la balade hors Île-de-France restait du domaine du rêve."

Juillet 1946. Comme beaucoup d’autres, Bernard Destremeau a remisé l’uniforme pour reprendre le cours de sa vie, interrompu six années durant par la guerre et l’Occupation. Enfin, remisé… "A ce moment-là, il fallait se débrouiller pour tout et nous étions bien contents de trouver les shorts de l’armée pour avoir quelque chose à nous mettre !", sourit l’Américain Budge Patty.

Vainqueur de Roland-Garros 1950 : Budge Patty

Aujourd’hui âgé de 94 ans, le doyen des vainqueurs de Roland-Garros (il y a triomphé en 1950) n’a rien oublié de son premier contact avec Paris : "J’ai connu le Paris de la Libération en tant que soldat de la 5e Armée arrivée d’Italie. Je suis rentré aux Etats-Unis en janvier 1946… pour me dépêcher de revenir cinq mois plus tard ! A 18 ans, je voulais être sérieux, faire des études - j’allais d’ailleurs faire ma rentrée à l’université lorsque j’ai reçu mon ordre de mobilisation. Mais après la guerre, ce n’était plus possible d’avoir cette envie-là. J’avais perdu deux ans de ma vie à cause de la guerre et, comme tous les jeunes de ma génération, j’avais beaucoup de choses à rattraper."

Les jeunes ne sont pas seuls à vouloir croquer la vie à pleine dents en ces mois d’immédiat après-guerre, et tous les évènements sportifs se transforment en immenses rassemblements populaires : en Coupe Davis quelques semaines plus tôt, 2000 personnes sont restées à la porte d’un stade Roland-Garros bondé pour retrouver ses espoirs d’hier, les Yvon Pétra, Marcel Bernard et autres Destremeau ! A Roland-Garros toujours, le 7 juillet, 10 000 spectateurs se sont massés pour encourager le boxeur Marcel Cerdan dans son combat contre l’Américain Holmann Williams.

Pour les GI's encore stationnés en France, Paris est une fête

"Il y avait encore beaucoup de GI’s à Paris en 1946, et eux aussi étaient friands de spectacles de toutes sortes, souligne Destremeau dans ses mémoires, "Le cinquième set". Pour eux, c’était doublement une fête : celle de la fin de la guerre et celle de la découverte de la fameuse 'vie parisienne' - quand bien même était-ce le Paris d’après l’Occupation." Ce que Budge Patty pourra confirmer, lui qui a "tout de suite adoré Paris"… au point de finir par se porter acquéreur d’un appartement sur les bords de Seine.

Le premier match joué à Roland-Garros après la guerre : le 17 septembre 1944, une exhibition entre Henri Cochet et Yvon Pétra, arbitrée symboliquement par Simonne Mathieu dans son uniforme des Forces françaises libres.

Henri Cochet, Simonne Mathieu, Yvon Pétra, premier match post-Occupation à Roland-Garros / first Roland-Garros match after World war II.©DR-don famille Mathieu

Exceptionnellement cette année-là, Roland-Garros et Wimbledon ont échangé leur place au calendrier. Un détail ? Une exception pour l’Histoire, plutôt : en raison de la forte chaleur enregistrée tout au long du tournoi - et parce que les temps changent, aussi -, les joueurs exhibent les manches courtes… et surtout le short, resté jusque-là très marginal malgré une apparition datant des années 1930.

Mais l’arrivée d’une nouvelle génération de joueurs, conjuguée au ciel orageux de l’été 1946 au-dessus de la France, bouscule les conventions : les jeunes ont le short plus facile que leurs aînés et ceux-ci suivent - timidement - le mouvement, à l’image d’un Marcel Bernard pour le moins hésitant : en pantalon durant la semaine, c’est en short qu’il dispute la finale du simple… avant de remettre le pantalon le lendemain, pour celle du double ! 

Marcel Bernard Jaroslav Drobny finale Roland-Garros 1946 / Marcel Bernard Jaroslav Drobny Roland-Garros 1946 men's final ©L'Equipe/Pressesports
"Amaigris, mal nourris, certains joueurs finissaient les matchs au bord du malaise" 

Les Internationaux de France 1946 débutent donc le 18 juillet, devant une assistance massive qui entend reprendre son existence là où elle l’avait laissée en septembre 1939… et ce malgré un contexte toujours affleurant :"Les premiers grands tournois d’après-guerre se jouaient dans des conditions inimaginables, note Destremeau. Nous avions de la peine à trouver de quoi nous vêtir et pour nous nourrir correctement, il fallait échafauder des combinaisons parfois rocambolesques. La plupart des joueurs étaient encore amaigris, mal nourris. Certains finissaient les matchs au bord du malaise."

C’est que les difficultés de ravitaillement sont encore d’actualité sur le sol français en 1946, si bien que le marché noir a encore de beaux jours devant lui. On trouve des légumes, de la salade, des tomates, mais peu de viande, de poisson et même de pain. Pour pallier ces manques, les meilleurs Français multiplient d’ailleurs les tournois sur invitation en Suisse ou en Suède, moins touchés par les pénuries. Les Américains, eux, prennent leurs précautions avant de se rendre dans cette Europe ravagée : Jack Kramer traverse ainsi l’Atlantique avec de la viande fraîche dans ses bagages… pour mieux se la faire confisquer par la douane en accostant !

Stade Roland-Garros dans les années 1950.©Roger Lyon.

Entre soucis alimentaires et retard de six années de compétition à combler, les Européens sont loin de compter parmi les favoris des Grands chelems renaissants. Reste qu’il est difficile de dresser un panorama des forces en présence en cette mi-juillet 1946. Entre ceux qui sont passés professionnels (Donald Budge, Fred Perry, Bobby Riggs), ceux qui n’ont pas fait le voyage pour cause de distance (les Australiens John Bromwich et Adrian Quist), ceux qui ne sont pas revenus du front (Henner Henkel, mort à Stalingrad) ou que la nationalité allemande a écartés de facto de toutes compétitions internationales (Gottfried Von Cramm, pourtant farouche opposant au régime nazi), les spéculations vont bon train : quelle tête émergera de cette masse de nouveaux venus encore méconnus et d’anciens revanchards d’avoir vu leurs meilleures années leur filer sous le nez ? A Wimbledon, c’est un joueur de ce profil, le Français Yvon Pétra, qui a tiré son épingle du jeu.

Les "Amazones" américaines

Les Américains pourtant semblent avoir une longueur d’avance : outre-Atlantique, la planète tennis n’a jamais cessé de tourner, l’amateurisme marron s’est structuré, les joueurs ont progressé et, forts de ces avantages, ils s’apprêtent à truster les palmarès du Grand chelem pour quelques années. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans le tableau féminin de Roland-Garros, où celles qui seront bientôt désignées comme "les amazones" survolent l’épreuve : titre pour Margaret Osborne, finale pour Pauline Betz, demies pour Louise Brough et Dorothy Bundy, trois d'entre elles se retrouvant également à l'affiche de la finale du double, avec la seule Dorothy Bundy pour céder sa place à Doris Hart.

Margaret Osborne DuPont, Louise Brough, Doris Hart and Pauline Betz, Roland-Garros doubles women's final in 1946.©L'Equipe/Pressesports

Ces vedettes américaines ne passionnent pas, mais elles fascinent par leur maîtrise du jeu, et la défaite de la sixième étoile, Patricia Todd, face à la nouvelle chouchoute française, Nelly Adamson Landry, en huitièmes, fait office de seule surprise d’une épreuve dames où la logique fait loi. Avec aussi une finale 100 % américaine en double mixte - victoire de Budge Patty et Pauline Betz -, le contingent américain truste trois finales sur les cinq disputées dans ce tournoi.

Pétra, Bernard, fierté(s) d’un peuple retrouvé(e)

Ce qui leur échappe ? Simple et double messieurs, à chaque fois par la grâce de Français survoltés qui enchantent leur public : Yvon Pétra et Marcel Bernard. Passé à deux points de la défaite en quarts contre Budge Patty, Bernard, 32 ans, triomphe en simple le samedi 27 juillet aux dépens de Jaroslav Drobny - là aussi en cinq sets. "C’est un scenario bien réglé et qui plaît. Il y a eu la guerre, l’arrêt des Internationaux. Et je suis le Français qui revient après avoir été mené deux sets à rien. Quand je finis par gagner, l’ovation est monstre", écrira Bernard à propos de cette finale.

Le lendemain, c’est associé à Yvon Pétra qu’il revient sur le court pour clôturer en fanfare ces Internationaux de France 1946, s’imposant cette fois en double aux dépens des Américains Enrique Morea et Pancho Segura - toujours en cinq sets, toujours sur un Central bondé ! "Avec Yvon, nous avions fêté mon titre chez Patachou, à Montmartre, et nous ne nous sommes pour ainsi dire pas couchés", reprend Bernard pour expliquer le trou d’air qui leur vaut de perdre les troisième et quatrième sets 6/0 et 6/1, et être encore menés 5-2 au dernier set. Mais quand ils inversent la tendance pour finalement l’emporter 10/8, les sifflets du public cèdent place aux acclamations : "Le stade est en délire !", n’hésite pas à dire Bernard.

"Nous brûlions d'une passion intense pour le jeu"

"D’avoir été frustrés de tennis pendant les années de guerre nous avait donné un incroyable appétit de jouer,estime Destremeau, huitième de finaliste quant à lui. Nous brûlions d’une passion intense pour le jeu, qu’à titre personnel je n’ai connue à aucun autre moment dans ma vie, ni avant, ni après. Et puis nous retrouvions nos amis, nos femmes, la foule nous encourageait comme on fête de vieux amis… C’était toute une atmosphère, et c’est probablement cet élan qui a pu, un temps, compenser le retard sportif que nous avions pris."

Ces succès inespérés sont aussi une catharsis collective, l’expression d’une fierté retrouvée : "A force d’entendre dire pendant quatre années par une propagande à la solde de l’ennemi que nous étions un peuple fini et rachitique, nous sommes trop souvent enclins à ne pas croire à notre force et à notre puissance", écrivent René Mathieu et P-R. Waltz dans l’édito du magazine Smash du dernier trimestre 1946. Sur les décombres de la guerre était née l’une des plus belles et des plus inattendues pages du tennis français.