J13 : la carte postale

Anecdote, tranche de vie, moment fort... Chaque jour, Roland-Garros vous envoie sa carte postale.

 - Roland-Garros

Cher public,

Je vais être honnête avec toi, je t'ai trouvé un peu sévère dans la manière dont certains, dans tes rangs, ont jugé le choc entre Jannik Sinner et Carlos Alcaraz, ce vendredi en demi-finales. J'ai entendu çà et là quelques dures critiques dans mes travées, et pas toujours au second degré. Je sais que tu es un public entier, pas du genre à vivre ni à dire les choses à moitié, et je t'aime pour ça. Mais là, je me suis dit que c'était un peu exagéré.

Bien sûr, je suis d'accord, l'Italien et l'Espagnol ont mis du temps à accorder leurs violons. Et même quand ils ont fini par le faire, ils n'auront pas toujours récité leur meilleure partition. On n'était pas sur un hard rock assourdissant comme lors de leur stratosphérique quart de finale de l'US Open 2022. Là, on écoutait davantage un morceau de jazz improvisé par deux duettistes qui n'étaient pas forcément au sommet de leur art.

La réalité insondable du tennis

Mais même si l'on n'a pas vu que des coups gagnants à 10 000 dans cette partie, ce n'est pas pour autant qu'on a assisté à un mauvais match. J'ai trouvé, au contraire, qu'on avait vu une grande rencontre de tennis, dans toutes les composantes que ce sport a de beau. En fait, je crois qu'on a été mal habitués, ces derniers temps. Mal habitués par l'ère Federer-Nadal-Djokovic, trois extra-terrestres qui, à leur sommet, ne semblaient pas avoir de faille. Mal habitués, aussi, par l'ère des réseaux sociaux, qui se nourrissent de highlights et de hot shots dans lesquels on ne voit, par définition, que ce qui brille.

Seulement les highlights sont au tennis, en quelque sorte, ce que la Tour Eiffel est à Paris. Une superbe image, un magnifique outil de promotion. Mais pas la réalité du quotidien. La réalité du tennis, ce sont deux joueurs – extraordinaires dans le cas présent – qui s'affrontent mais aussi deux êtres humains, avec leurs doutes, leurs fêlures, leurs douleurs et leurs craintes. Sans parler de la pression, qui est énorme chez moi. La réalité du tennis, c'est un dialogue entre deux hommes. Parfois, le dialogue est fluide. Parfois, il est heurté. Ça ne s'explique pas, ça ne se commande pas. C'est le tennis, c'est tout.

Un match de tennis "normal" et sublime

Jannik et Carlos ont fait beaucoup de fautes, c'est vrai. Mais ils ont malgré tout réussi à proposer un débat de haut vol en puisant dans toutes leurs ressources – tactiques, physiques, mentales – pour trouver leur salut. Le tout, dans un état d'esprit irréprochable qui est vraiment l'apanage de ces deux superbes champions. C'est en ce sens qu'ils ont joué, à mes yeux, un extraordinaire match de tennis. Un match de tennis à la fois "normal" et sublime. J'aurais presque envie de dire sublime dans sa "normalité". À ceci près qu'avec un tel niveau de jeu, ils n'auraient pas perdu contre beaucoup de monde...

J'étais heureux de voir ce duel chez moi pour la première fois. J'ai mis en scène, dans le passé, les plus grandes rivalités de l'histoire de ce sport : les Federer - Nadal, Nadal - Djokovic et Federer - Djokovic, bien sûr, mais aussi les Agassi - Sampras, Edberg - Becker, Connors - McEnroe et bien d'autres (soit dit en passant, ça n'a pas toujours été que des chefs-d'œuvre)... Alors il me fallait absolument, désormais, un "Alcasinner", dont le premier du genre ici gardera pour toujours, dans mon cœur, une place à part. Et je suis sûr que dans le tien aussi, avec le temps.

Carlos Alcaraz, Jannik Sinner, semi-final, Roland-Garros 2024©️Corinne Dubreuil / FFT