En grande difficulté face à une pieuvre métamorphosée en caméléon, Jannik Sinner a trouvé les ressources tennistiques et mentales pour repartir d’une feuille blanche et ainsi écrire sa propre légende. Acteur principal bluffant d’un scénario complètement fou, il est allé chercher son premier titre majeur avec les tripes, confirmant ainsi que son irrésistible ascension ne faisait que commencer.
AO 2024 – J15 : Sinner, la marque des (très) grands
Mené deux sets à rien, l’Italien a renversé Daniil Medvedev pour remporter le premier Grand Chelem de sa carrière.
Pourtant, Medvedev faisait tout bien
Fait suffisamment rare pour être souligné, le joueur le moins expérimenté était bel et bien le favori au moment de pénétrer sur la Rod Laver Arena ce dimanche. Il faut dire que Jannik Sinner s’était montré particulièrement impérial pendant toute sa quinzaine australienne, ne perdant aucun set jusqu’au dernier carré avant de signer un exploit majuscule face au n°1 mondial et décuple champion, Novak Djokovic. Opposé à un adversaire éreinté par un tournoi à rallonge (20h33 passées sur le court avant la finale soit 6 heures de plus que l'Italien !) et qu’il avait battu lors de leurs trois précédentes confrontations, le natif de San Candido semblait avoir les cartes en mains pour définitivement franchir un cap. Il ne lui restait plus qu’à lever un dernier doute quant à sa capacité à gérer la pression, l’enjeu et la tension d’une première finale de Grand Chelem, pouvait-on penser.
Mais ce raisonnement hâtif omettait un élément majeur de l’équation : Daniil Medvedev est un formidable joueur de tennis. Et il l’a de nouveau prouvé au cours d’un dernier marathon au cœur de cette enceinte tantôt bénie, tantôt maudite puisqu’elle l’avait déjà vu perdre deux finales, dont une particulièrement déchirante et marquante face à Rafael Nadal en 2022. Réputé pour ses qualités défensives hors norme et sa capacité à faire déjouer n’importe quel adversaire, le n°3 mondial a complètement changé de stratégie et de tactique pour asphyxier son cadet dès les premiers coups de raquette.
Imprenable sur sa mise en jeu, très agressif en retour et constamment à l’intérieur du court, il a totalement pris le jeu à son compte pour s’envoler dans les deux premières manches. Tendu et surpris, Sinner – qui n’avait pas eu à sauver la moindre balle de break face au meilleur relanceur du monde, Novak Djokovic, en demi-finale – a concédé quatre fois sa mise en jeu et s’est retrouvé complètement dos au mur, après seulement 1h25 de match (6/3, 6/3). "C’est quelque chose que j’avais travaillé pendant la présaison, a expliqué le vaincu du jour en conférence de presse. Je suis encore jeune mais si vous regardez Novak ou d’autres grands champions, au début de leur carrière, on pourrait dire qu’ils étaient un peu plus défensifs. J’ai l’impression que tous ceux qui ont voulu atteindre les sommets et y rester ont essayé d’être plus agressifs. Ma volée a été assez impressionnante pendant ce tournoi et j’en suis heureux alors je pense que j’essaierai d’appliquer cette tactique plus souvent."
Sinner ne renonce jamais
D’aucuns auraient alors probablement baissé les bras face à un adversaire dont l’envie n’avait d’égale que la réussite. Mais ils ne sont pas forgés du même métal que l’Italien. Le regard constamment tourné vers son clan, il a capitalisé sur le léger renouveau entraperçu lors des trois derniers jeux de la deuxième manche pour repartir au combat, presque comme si de rien n’était. Passé de 50% à 89% de points gagnés derrière sa première, il s’est donné de l’air et a repris confiance pour enfin parvenir à envoyer "Meddy" dans les cordes.
Moins tranchant, moins précis et surtout beaucoup moins mobile, ce dernier a fini par craquer sur la seule balle de break de ce troisième set, qui n’était autre qu’une balle de set (6/4 en 45 minutes). "J’ai essayé de jouer à armes égales, en tentant de saisir une occasion dans le troisième set et j’ai réussi, a confié le champion. Lorsque vous gagnez un jeu très important, le match peut changer. Ensuite, j’ai essayé de rester le plus longtemps possible dans l'échange, sachant qu’il avait déjà passé énormément d’heures sur le court."
Heureux de ne pas assister au dénouement prématuré de ce grand moment de sport, le public a pris fait et cause pour le quatrième joueur mondial, dont les bras, les jambes et surtout la tête se sont définitivement libérés. S’il n’est certes pas parvenu à convertir ses deux balles de break à 1-0 et 2-1, sa prise d’ascendant dans l’échange semblait de plus en plus évidente, notamment dans les longs rallies. Malgré les encouragements nourris de Gilles Cervara et une opportunité de faire la différence à 3-3, Medvedev ne faisait que reculer et résister, épuisé par une campagne de désormais 24 heures à Melbourne Park. Comme dans la troisième manche, il a fini par craquer sur son dernier jeu de service (6/4 en 56 minutes).
L’issue de ce sommet d’intensité ne faisait alors plus guère de doute, le coup droit de Sinner (50 coups gagnants au total) mettant de plus en plus au supplice un Daniil sur la réserve. Mais encore fallait-il parvenir à faire la différence contre un rival désormais très éloigné de sa ligne de fond mais qui se montrait encore dangereux. "Au cinquième set, comme lors de mes précédents matchs, j’essayais d’être fier de moi et je le suis, a conclu Medvedev. Je me suis battu, j’ai couru, je me disais que j’allais essayer et que si demain je ne sentais plus mes jambes, ça n’avait pas d’importance. J’ai essayé tout ce que je pouvais jusqu’au dernier point."
Une différence finalement faite dans le sixième jeu de cette cinquième manche et confirmée dans la foulée. Empêcheur de tourner en rond par excellence, Medvedev a contraint l’Italien à servir pour le gain de ce premier Grand Chelem. Un dernier challenge transformé en quasi formalité pour celui qui, après un dernier coup droit gagnant, avait bien mérité le droit de s’écrouler au sol, savourant pleinement son entrée dans la cour des très grands (3/6, 3/6, 6/4, 6/4, 6/3 en 3h44). "Il est certain qu'il faut un petit peu de temps pour tout assimiler mais je suis extrêmement satisfait de la manière dont j'ai géré les choses aujourd'hui, a poursuivi un Sinner toujours aussi lucide. C’était un match vraiment très difficile."
L’avènement d’un patron ?
Au contraire de celui d’Alcaraz à l’US Open 2022, ce sacre – le premier d’un joueur transalpin à l’Open d’Australie – ne permet pas encore à Jannik Sinner de s’emparer du trône mondial. Mais ce premier accomplissement majeur valide pleinement un changement de dimension entrevu dès la fin de la saison dernière. "Il y a deux ans, j’ai appris à mieux connaître mon corps et mon équipe, c’était une étape très importante pour moi. L’année dernière, nous avons essayé d’obtenir davantage de résultats […] Je pense que ça m’a montré que je pouvais rivaliser avec les meilleurs joueurs du monde."
Champion à Pékin et à Vienne, finaliste du Masters et vainqueur de la Coupe Davis avec l’Italie, il avait en effet parfaitement préparé le terrain puis rechargé les batteries avant cet Open d’Australie. Une gestion intelligente qui fait écho à sa progression constante et son attitude exemplaire sur le court. Impérial durant une grande partie de sa quinzaine, il a donc magnifiquement relevé deux énormes défis en battant Djokovic et en revenant de nulle part lors de sa première très grande finale. "Je dois encore digérer le fait d’avoir battu Novak en demie et Daniil en finale parce que c’était vraiment très difficile. C’est un grand moment pour moi et mon équipe mais d’un autre côté, nous savons que nous devons nous améliorer si nous voulons avoir une autre chance de remporter un autre grand trophée."
Avec 20 victoires lors de ses 21 derniers matchs et quasi invaincu dans ses récentes confrontations avec le gotha du tennis mondial (10 succès en 11 matchs contre des membres du Top 5), il se retrouve naturellement sous le feu des projecteurs et sera désormais l’homme à battre. Et ça ne lui fait pas peur. "Je suis très heureux d'être dans cette position aujourd'hui. J'ai une équipe exceptionnelle avec moi et qui sait ce que je dois faire. Darren a beaucoup d'expérience, il a déjà vécu cela un certain nombre de fois. Quant à Simone, nous avons déjà parlé après le match du fait que nous pouvions encore nous améliorer ! Donc, vous savez, tout cela fait partie du processus. Évidemment, avoir ce trophée, c'est un sentiment incroyable. Mais je sais que je dois travailler encore plus dur, parce que les adversaires trouveront le moyen de me battre et je dois être prêt. Voyons ce qui nous attend à l'avenir" a-t-il conclu.
S’il parvient à conserver cette mentalité et ce niveau tennistique, nul doute que son avenir s’annonce doré.